Nov 15
Brève relation d’un voyage en pays aroumain (2) – Skopje, fiction antiquisante et passé ottoman
Avec son dédale de ruelles, ses innombrables échoppes de coiffeurs et de barbiers, de cordonniers et de couturiers, de marchands de kebab et de souvenirs touristiques, sans oublier ses mosquées et ses caravansérails qui remontent aux XVe et XVIe siècles, c’est ce petit quartier, la čaršija ottomane, au cœur de la capitale macédonienne, qui donne au visiteur le sentiment que ces lieux ont conservé une vie bien à eux, différente de ce que l’on trouve ailleurs, un vrai passé, une histoire, davantage que les églises, les édifices publics et les ensembles statuaires plus pompeux les uns que les autres…
Jeudi 9 juillet. Le matin, à la réception, on nous met en mains propres de la part du « manager » (le mot « patron » tend à disparaître à l’Est) deux exemplaires d’un livre de son neveu, Nikola Minov, qui travaille à l’université, sur « La question valaque et la propagande roumaine en Macédoine entre 1860 et 1903 » [1] Écrit en macédonien, il a l’air sérieux, très bien documenté, un ami m’a déjà parlé de ce jeune auteur, qui apparemment ne parle pas couramment l’aroumain. L’épouse de Sterio est d’ailleurs serbe, nous a-t-il précisé, sans s’attarder là-dessus. C’est drôle, la langue se perd en général quand un des deux conjoints n’est pas aroumain. Pourtant, je n’ai pas rencontré un/e seul/e Aroumain/e qui aille plus loin que de déplorer sur un air vaguement fataliste une telle situation. Visiblement, ils/elles gagnent en général au change, le mélange décrié par la tradition a du bon aussi.
Après le petit-déjeuner, commencent les choses sérieuses. Plusieurs coup de fil croisés, avec le concours de connaissances communes vivant parfois à plusieurs centaines de kilomètres de distance, et le rendez-vous est pris pour l’après-midi avec Jana Mihailova, de la section aroumaine de la Télévision nationale macédonienne, qui avait manifesté auparavant le souhait de nous rencontrer.
Le vieux bazar
En attendant, nous faisons un tour en ville et, sans nous attarder sur l’ensemble monumental qui assure la réputation sulfureuse de la toute récente capitale balkanique, nous nous rendons dans le quartier turc, du vieux bazar, le seul à avoir survécu au tremblement de terre de 1963. Avec son dédale de ruelles, ses innombrables échoppes de coiffeurs et de barbiers, de cordonniers et de couturiers, de marchands de kebab et de souvenirs touristiques, sans oublier quelques mosquées qui remontent aux XVe et XVIe siècles, c’est ce petit quartier, la čaršija ottomane, au cœur de la ville, qui donne au visiteur le sentiment que ces lieux ont conservé une vie bien à eux, différente de ce que l’on trouve ailleurs, un vrai passé, une histoire, davantage que les églises et les édifices publics, les uns plus pompeux que les autres… Évidemment, la tentation est grande d’« oublier » cette histoire au cours de laquelle la théocratie ottomane réservait une place peu enviable aux sujets de confession chrétienne, qui constituaient la majorité de la population, mais les choses vont ainsi, et les statues à la gloire d’Alexandre, de son cheval et de ses capitaines ne sauraient changer quoi que ce soit.
Le quartier dit turc de Skopje est peuplé aujourd’hui surtout d’Albanais. Les Turcs, qui représentaient un cinquième de la « Turquie d’Europe » avant 1913, sont pour la plupart partis vers « leur » pays qu’ils avaient quitté, pour certains, plusieurs centaines d’années auparavant. Nombre de familles aroumaines, en se sédentarisant dans la région de Štip, se sont installées dans des villages qui étaient en train de se vider de leurs habitants turcs. Ces derniers semblent avoir laissé plutôt de bons souvenirs. En revanche, les rapports entre les personnes de langue maternelle albanaise et la population slavophone, macédonienne, majoritaire, sont assez tendus. Lors de notre séjour, dans les quelques brefs échanges que nous avons eus avec eux, en anglais et par signes, les habitants du quartier turc nous l’ont fait sentir. Pourtant, cela se passait moins d’un mois après les manifestations côte à côte des Macédoniens et des Albanais, poussés par l’arrogance et la bêtise dont Nikola Gruewski et son gouvernement avaient fait preuve à l’occasion des écoutes téléphoniques des membres de l’opposition et du carnage de Kumanovo le 9 mai 2015.
Je suis toujours gêné en parlant d’Albanais et de Macédoniens, ne sont-ils pas tous citoyens du même pays ? La notion de citoyenneté étant ce qu’elle est dans les Balkans on est contraint de le faire parce qu’eux-mêmes se présentent ainsi souvent et se reconnaissent entre eux comme tels.
La télévision macédonienne, vlashka redaktsia
Fin d’après-midi, commencent les entretiens devant la caméra dans le hall de l’hôtel. Cristina passe en premier, c’est Jana Mihailova qui pose les questions et j’en profite pour m’entretenir avec sa collègue, Liubica Ghiorghieva. Ce qu’elle dit m’attriste tout en me réconfortant puisqu’elle confirme mes propres intuitions. Comment se fait-il que l’État roumain persévère dans ses prétentions de protéger les « Roumains » du Sud alors qu’il a essuyé les échecs historiques que l’on sait et qu’il continue d’échouer dans ses tentatives actuelles ? se demande-t-elle en substance, en manifestant un étonnement nullement feint. Pourquoi gaspiller tant d’argent pour des résultats aussi dérisoires ? Ma réponse, peut-être trop évasive, ne la convainc qu’à moitié : « Pour l’État roumain et les nationalistes qui se bousculent pour l’orienter, c’est une question de prestige, ce n’est qu’à deux reprises qu’ils ont eu des velléités impériales, en Turquie d’Europe avant 1913 et en Transnistrie pendant la seconde guerre. Qui plus est, ce qu’ils tentent depuis la chute du communisme ne coûte pas trop cher comparé au gaspillage auquel on assiste par ailleurs. »
La dernière tentative en date de la diplomatie roumaine qu’elle me raconte est assez stupéfiante, en effet. Sur les insistances de ses émissaires et sous la promesse de soutenir la candidature d’adhésion à l’Union européenne de la République de Macédoine, les Roumains ont failli obtenir la reconnaissance par le Parlement de l’existence d’une minorité roumaine. Au dernier instant, un député de l’opposition, d’origine aroumaine, a bloqué l’opération en demandant de quels Roumains il s’agit au juste, qui s’est déclaré « roumain » aux recensements de la population. Après vérification des données officielles, très précises sur ce thème sensible en République de Macédoine, la proposition a été abandonnée, ceux-là mêmes qui l’avaient formulée étant à court d’arguments. Il s’en est fallu de peu pour que les Aroumains deviennent des Roumains en République de Macédoine !
Les autres nouvelles qu’elle me donne ne sont pas plus encourageantes. Les fantaisies concernant les « makedon-armani », venues surtout de Roumanie mais ayant des partisans en République de Macédoine aussi, occasionnent à son avis une nouvelle confusion avec les « macédo-roumains » d’antan.
En République de Macédoine, nombre d’Aroumains hésitent encore de se déclarer tels, beaucoup de jeunes quittent le pays, les requêtes pour retrouver la forme originaire des noms propres slavisés traînent en longueur…
Parmi la jeune génération macédonienne, le nationalisme est très sourcilleux vis-à-vis des Grecs mais aussi des Bulgares et même des Serbes. Je l’ai constaté moi-même à plusieurs reprises, notamment lors d’un séminaire du Courrier des Balkans à Novi Pazar, en Serbie, où étaient présents plusieurs jeunes collaborateurs macédoniens. Le contraste était net avec les Bulgares ou les Serbes également présents. Il s’agit sans doute d’une manifestation un peu exagérée, propre aux néophytes, m’a confirmé aussi Liubica Ghiorghieva. La question que je me pose est de savoir si cette manifestation passionnée, pas forcément agressive mais très vive et souvent à fleur de peau en raison d’adversités réelles ou supposées, n’étouffe pas certains Aroumains, surtout ceux issus de familles mixtes.
Enfin, les deux journalistes m’expliquent que les langues bulgare et macédonienne sont à tout point de vue, y compris de l’intercompréhension, plus proches entre elles que les langues roumaine et aroumaine. Les différences entre les deux premières sont plutôt de l’ordre de celles qui séparent l’aroumain en usage chez les Armãni et les Rrãmãni. Elles semblent très sûres d’elles en l’affirmant ; en tout cas, sans être linguistes, elles sont bien placées pour trancher. Rappelons, si besoin est, que les linguistes sérieux de nos jours refusent de se prononcer sur ce genre de problèmes, politiques par excellence.
Très professionnelles, ces deux journalistes aroumaines m’ont fait une forte impression et procuré une satisfaction qui m’a surpris : Nous aussi, avons nous des journalistes, dans une chaîne publique de surcroît, comme tout le monde !
L’entretien avec Cristina a eu lieu en aroumain. Pour celui qui a suivi, avec moi, les questions étaient en aroumain les réponses en français, puis traduites en off en aroumain. Avec Liubica nous avons parlé en aroumain, et, un peu plus tard, j’ai remarqué que Jana et Liubica se sont entretenues à plusieurs reprises en macédonien. Manifestement, elles n’avaient rien de secret à se dire, l’explication et tout autre et assez simple. On communique dans la langue que l’on a en commun qui correspond le mieux à la situation. Avec Cristina et en partie avec moi c’est l’aroumain que Jana partageait le mieux. Moi, avec Liubica, je n’avais pas le choix, alors j’ai fait l’effort de parler en aroumain, avec des résultats sans doute peu glorieux, mais nous nous sommes compris. Bien que de langue maternelle aroumaine les deux, Jana et Liubica passaient spontanément au macédonien s’agissant de choses techniques pour lesquelles il faut chercher les mots en aroumain, langue qui n’a jamais été enseignée ni vraiment standardisée. J’avais déjà remarqué ce phénomène dans d’autres occasions, en Roumanie, bien entendu, puisque les Aroumains parlent aussi le roumain, mais aussi dans un pays comme l’Albanie, lors de mes entretiens avec des interlocuteurs aroumanophones qui maîtrisaient, comme moi, l’italien.
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Article également publié dans Le Courrier des Balkans.